29oct. 2018

L'empire des données, une lecture hautement recommandable.

Adrien Basdevant et Jean Pierre Mignard sont deux avocats qui se sont spécialisés dans le domaine numérique. Ils ont publié au printemps un essai, "L'empire des données" qui décrit la révolution apportée par l'explosion des données et leur exploitation. Ce "coup data" comme l'évoque les auteurs remet en cause l'ordre juridique et politique de notre monde, en substituant à la loi, l'algorithme.

Nous proposons d'en faire ici la recension.

L’essai d’Adrien Basdevant et Jean Pierre Mignard se propose d’examiner comment "concilier l'efficacité d'une technologie avec des principes de vie sociale et de liberté individuelle". Il s'agit de rétablir un équilibre et un partage de responsabilités entre la puissance publique, les acteurs privés et la société civile.

Après avoir retracé l'histoire des données, de la statistique, et "le tournant mathématique du droit", les auteurs exposent que le danger est dans la discrimination que peut provoquer l'emploi des algorithmes, en particulier dans les domaines de la justice et de la sécurité.

A cet égard, la citation d’Alexis de Tocqueville par les auteurs raisonne avec une belle actualité:

La notion de gouvernement se simplifie: le nombre seul fait la loi et le Droit. Toute la politique se réduit à une question d'arithmétique.

La question de la propriété de ces données est alors décortiquée; la différence entre le droit d’usage et le droit à la propriété est expliqué. En France, la loi pour le numérique de 2016 a écarté la patrimonialisation des données tout en permettant aux individus d'en garder le contrôle.

Après la loi informatique et liberté de 1978, et une législation régulière dans le domaine, c'est le règlement UE 2016/679, dit règlement général sur la protection des données (RGPD) qui vient prendre en compte les progrès technologiques effectués depuis quarante ans. Les auteurs commentent l'entrée en vigueur de ce texte qui entend combler un vide en adoptant une approche globale de la protection des données à caractère personnel (p.145), en conciliant les intérêts des entreprises, des consommateurs et des personnes. Selon les auteurs, ce texte donne au droit européen une longueur d'avance au niveau mondial, et devrait étendre son influence sur les autres territoires en s’appuyant sur la représentativité de l’internaute européen dans le monde. Ils le considèrent donc comme une arme d'influence majeure pour le futur.

Pour autant les auteurs ne manquent pas de souligner les limites du RGPD. Ainsi son cantonnement aux données personnelles risque de limiter son efficacité pour compenser les progrès du data mining qui permet par des recoupements de données d’en lever l’anonymat. Le contexte a fortement évolué aussi, et l’essor du Big Data qui collecte de manière massive les données indépendamment d’une utilisation immédiate, vient se heurter au RGPD, qui prône une collecte au juste besoin.

La RGPD constitue donc une belle avancée, mais Adrien Basdevant et Jean Pierre Mignard estiment qu'il est nécessaire de compléter cette réglementation essentiellement portée sur la prévention par un volet pénal. Dans un parallèle avec la délinquance financière qui a conduit la France à se doter d'un parquet national financier, ils proposent la création d'un parquet dédié aux infractions numériques et d'une 33ème chambre correctionnelle spécialisée dans les infractions numériques. Il ne s'agit pas pour eux de cloisonner les différentes juridictions, mais en poursuivant la formation de l'ensemble de la justice au enjeux numériques, créer une structure de référence disposant d'une vision globale et des ressources nécessaires pour traiter les affaires les plus complexes. Au vu de la dimension de la délinquance cyber, l'action de la justice doit s'établir au niveau européen, et les auteurs proposent, sur le modèle de la création en 2017 du parquet européen spécialisé dans la délinquance financière, de créer une entité coordonnant les actions des parquets numériques nationaux.

Dans une dernière partie, les auteurs prennent de la hauteur en abordant également la question de la souveraineté concurrente qu’exercent les acteurs privés sur les États.

Les opérateurs numériques sont ainsi devenus les délégataires de la loi et les auxiliaires indispensables d’États impuissants par eux-mêmes. Le conflit de pouvoir se situe là.

Si les auteurs se veulent méfiants face à la toute-puissance de cet empire des données, ils lui reconnaissent volontiers aussi de nombreux avantages. Il apparaît ainsi nécessaire de redonner de la sûreté et de la confiance dans le numérique.

Une réappropriation de ses données est alors proposée, en remettant l’individu au centre de cette collecte qui doit être librement comprise et consentie par le citoyen. Seuls des intérêts supérieurs encadrés par la loi pouvant faire exception à ce principe. Et s'il est illusoire d’imaginer que chaque citoyen puisse appréhender les traitements effectués sur ses données, il est en revanche indispensable que ceux-ci soient juridiquement et éthiquement encadrés.

Face à la gouvernance froide, efficace, objective et fluide des algorithmes les auteurs appellent à un humanisme technologique.

Si Adrien Basdevant et Jean Pierre Mignard ont abordé le sujet du Big Data sous l'angle juridique, leur écriture ne verse dans aucun excès de complexité technique ou juridique. Irrigués de nombreux exemples et parallèles historiques et philosophiques, ce livre se lit avec facilité. Les auteurs ne renâclent pas non plus à aller sur le terrain de l'informatique, ce qui en fera une lecture agréable pour le spécialiste comme le non initié.

Ce livre pédagogique, qui apporte également une réflexion pertinente sur la révolution en cours, est à mettre entre toutes les mains, du spécialiste au citoyen curieux.

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